Comme on l’entend souvent, il importe de connaître l’histoire de nos prédécesseur(e)s pour comprendre le présent et envisager l’avenir. Toutefois, l’Histoire officielle se borne trop souvent à celle des puissants et laisse de côté la réalité sociale, qui cherche, elle, à décrire la vie de la population et ses conditions. Il serait vain de tenter de poser l’Histoire sociale en long et en large de la région en ces quelques lignes. Je vous propose tout de même ce texte de Clément Dallaire à propos de la récolte du bleuet.
Source : La manne bleue, Clément Dallaire – Vie ouvrière no. 140, Décembre 1979, " Saguenay Lac St-Jean : dossier régional "
" C’est au beau milieu de l’été, fin de juillet et début d’août, que le travailleur doit, avec sa femme, préparer le butin et les victuailles nécessaires à une tournée de cinq, et voire même sept semaines si le temps et les bleuets sont bons.
Le bleuetteux régulier, celui qui compte sur ce revenu d’appoint pour boucler les deux bouts du budget doit, au beau milieu de l’hiver, planifier ses vacances et se faire à l’idée qu’il ira une fois de plus les passer sous les feux du soleil et les vents froids d’août à ramasser des bleuets. On sait par expérience que les fatigues accumulées d’une journée à l’autre et l’ennui prennent vite la place de la poésie.
Rien de bien changé depuis nos pères. La cueillette du bleuet sauvage demeure un travail dur pour celui qui le fait pour gagner sa vie. Les conditions matérielles sont sans aucun doute bien améliorées, mais ramasser des bleuets sur les flancs des montagnes demeure une chose "éreintante" pour tout le monde.
Si, une chose est nouvelle! C’est la présence continuelle d’un "acheteur" de bleuets parmi les familles établies dans le secteur. Son rôle est d’acheter au plus bas prix les cueillettes du jour pour ensuite les revendre à un premier intermédiaire qui, lui, va d’un campement à l’autre chercher la manne. Son patron la revendra à son tour à l’entreprise " Julac " de Dolbeau-Mistassini, à la Chaîne Coopérative du Saguenay-Lac Saint-Jean ou encore à un juif résidant à St-Félicien qui achète pour le compte d’une firme américaine. Les prix de cette dernière entreprise étant souvent meilleurs que ceux offerts par les autres, c’est elle qui rapporte le " gros lot ".
Les ramasseux auraient avantage à se regrouper pour établir eux-mêmes leur propre marché des bleuets. Mais, pour ce faire, les difficultés sont grandes. En soirée autour du feu des étés, on cause bien à voix basse de la possibilité d’une action à poser, mais une fois de retour à la maison, on remise l’idée comme on le fait pour les boîtes, les casseaux, les peignes, les " tapettes ", les videux et les différentes choses du métier.
Le petit salarié qui y est allé chercher un revenu d’appoint est très souvent un travailleur non syndiqué, au salaire minimum depuis toujours et peu apprivoisé au système coopératif. Le regroupement lui est étranger dans sa vie et, de plus, lui fait peur!
Une autre raison prévaut également au maintien de la situation. C’est que, en effet, cueilleurs, acheteurs et commerçants, tous " empochent " en bel argent sonnant. Aucune déduction pour impôts, etc. Dans l’immédiat, les journées sont bonnes et c’est ce qui fait l’importance! D’ailleurs, les quelques contributions à l’assurance-chômage ne suffiraient pas à les rendre éligibles au programme… pourquoi donc les payer?
À l’été 1977, deux adultes et un adolescent de 15 ans, entraînés à faire ce travail pouvaient récolter une douzaine de boîtes de trente livres chacune chaque jour. Au début de l’été, le prix se situait aux alentours de 35¢ la livre et, vers la fin, alors que les bleuets se font plus rares, il atteignait les 55¢ la livre. On pouvait compter une moyenne de $150.00 par jour. Une bonne saison compte trente à trente-cinq jours de ramasse. On travaille semaines et dimanches; seule la pluie abondante retient les gens au campement.
Quant à l’acheteur intermédiaire, il touchait, cet été-là, 0.01¢ à 0.03¢ la livre. Les douze ou quinze familles lui permettaient donc un revenu journalier des plus appréciables. Les revenus des deuxième et troisième intermédiaires nous sont inconnus. Nous pouvons croire qu’ils ne sont pas inférieurs mais bien de loin supérieurs à ceux-ci. Dans les circonstances, je crois à une exploitation par les semblables et les compagnies, en même temps qu’à un manque d’organisation et de conscientisation de la part des travailleurs.
Mon père, il y a de cela trente ans et plus, avait pensé et mis en place certains éléments du système coopératif. Ainsi, c’est un cueilleur qui se rendait vendre aux deux jours les récoltes du campement à Saint-Félicien. À ce cueilleur, on défrayait le transport et le salaire d’une journée de ramasse; le surplus des recettes était distribué au pro-rata des livres de bleuets vendus. On éliminait ainsi les intermédiaires. Pourquoi les prix sont-ils fixés par les acheteurs au lieu des cueilleurs? Si on s’avisait un jour de prendre ses affaires en mains au beau milieu de l’hiver, peut-être que le sort de chacun de ces travailleurs serait meilleur au beau milieu de l’été?
L’industrialisation de la "manne bleue" est à nos portes. Depuis déjà quatre ans, des bleuétières sont en exploitation dans notre région. En raison de plusieurs facteurs encore inconnus, la production demeure toujours insuffisante pour les efforts fournis. L’apport des bleuetteux de montagnes est encore considérable.
Qui de nous se lèvera assez tôt pour la protéger comme on protège un patrimoine duquel on tire le meilleur pour nous et nos enfants? La "manne bleue" de demain appartient aux lèvent tôt d’aujourd’hui!
Alma, le 8 décembre 1979 "
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