"Pendant longtemps, le gratte-papier fut la risée de l'homme productif. Son inutilité, sa fainéantise, son idiotie faisaient le bonheur des chansonniers et les ronds-de-cuir les beaux jours du théâtre de boulevard. On se gaussait de ses manchettes, de son binocle, de sa plume Sergent-Major, de son fond de culotte râpé, de la calotte qui cachait sa calvitie. Le bureaucrate, et plus particulièrement le bureaucrate fonctionnaire, apparaissait comme le ravi de la crèche, l'inoffensif parasite.
En réalité, il s'agissait d'un monstre qui, insidieusement, sans bruit, rongeait tout le corps social, le pénétrait, le dépeçait, se multipliant comme sait se perpétuer la vermine, prenant d'assaut les commerces, les banques, les bureaux d'usines, multipliant ses formulaires, ses registres, ses questionnaires, ses arrêtés, ses commandements, ses notifications ; les envoyant tous azimuts, submergeant les citoyens de ses circulaires, de ses photocopies, de ses pièces à remplir (de toute urgence, sous mesure comminatoire). Le bureaucrate, se vengeant de son inutilité, se rendit indispensable. Il colonisa entièrement la société, qu'il plaça à sa merci. Pour qu'on ne l'oublie pas, il nous harcela, il nous questionna sans répit, nous inonda de papiers inquisiteurs. Puisque vous vous moquiez de lui, il se moqua de vous, qu'il transforma à son image. Vous êtes, nous sommes bureaucrates nous-mêmes, à notre insu, à nos dépens. Nous ne pouvons plus nous passer de ce tyran qui nous opprime, surveille nos faits et gestes, ouvre notre porte-monnaie, compte nos sous, prélève son impôt, met en doute nos déclarations, les épluche, les conteste."
Michel Ragon dans Les coquelicots sont revenus (1996), p.16-17
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